L’Antarctique : victime collatérale des enjeux géopolitiques​


Une tribune de Robert Calcagno, Directeur général de l’Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco

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Dessin Xavier Gorce - Tribune antarctique- robert calcagno

L’Antarctique : victime collatérale des enjeux géopolitiques

L’Antarctique est-il en danger en raison d’un mode de gouvernance qui s’est essoufflé ? Ces dix dernières années semblent le confirmer.

Reprenons le fil de l’histoire. Fin décembre 1959, douze pays rédigent un traité qui crée pour ces terres gelées du bout du monde un statut unique, au service de la paix. C’est le Traité sur l’Antarctique. Dans les années 1980, ce traité visionnaire donne tout d’abord naissance à la CCAMLR (Commission pour la Conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique) dont l’objectif est de préserver la vie marine et l’intégrité environnementale dans les eaux à proximité de l’Antarctique, puis au Protocole de Madrid entré en vigueur en 1998, qui concerne les activités sur le continent et la banquise, et intègre notamment de manière explicite les notions de protection de l’environnement, et d’interdiction d’exploitation des ressources fossiles..

Du succès au désenchantement

Tout le monde applaudit cet ensemble de textes qui fait naître de grands espoirs. Avec raison, puisqu’en 2009, la première Aire Marine Protégée située dans des eaux internationales d’une superficie de 96 000 km², voit le jour sur le plateau des îles Orcades. Et en 2016, c’est un autre succès avec la création de l’Aire Marine Protégée de la mer de Ross qui couvre cette fois-ci 1,5 million de km². Mais cette deuxième victoire a un goût un peu plus amer. Dans les coulisses en effet, apparaissent les premières fissures diplomatiques. Le mécanisme de vote basé sur le consensus – toute décision prise dans le cadre du traité n’est possible que si tous les signataires sont d’accord ou, pour le moins, ne manifestent aucune opposition – qui avait si bien fonctionné jusque-là, se grippe.  Dans le cadre de la mer de Ross, seule l’intervention de quelques émissaires dont S.A.S. le Prince Albert II de Monaco, permet in extremis d’emporter l’indispensable adhésion de tous les pays impliqués.

Et aujourd’hui plus que jamais, ce mécanisme qui nécessite l’unanimité semble inadapté dans un monde toujours plus clivé. Surtout si on le compare à ce qui a été mis en place dans le nouvel accord dit “BBNJ”, adopté en 2023, destiné à protéger les ressources marines et la biodiversité en haute-mer, notamment au-travers de la création d’Aires Marines Protégées. Les décisions peuvent en effet être prises à la majorité des deux tiers, permettant ainsi de limiter le risque de blocage systématique inhérent à un processus consensuel. Une gouvernance moderne et une souplesse bienvenues à l’heure où l’union sacrée des pays pour la protection de l’environnement est de moins en moins d’actualité, où les appétits insatiables pour obtenir de nouvelles matières premières sont aggravées par des tensions diplomatiques exacerbées.

Seul hiatus, et il est de taille : l’accord “BBNJ” ne remet pas en cause les accords pré-existants, dont le Traité de l’Antarctique qui, en toute circonstance, garde la primauté. Par conséquent, en Antarctique aujourd’hui, tous les grands projets de création d’Aires Marines Protégées sont bloqués.

Les solutions pour inverser la tendance sont à portée de signature. Récemment, une brèche s’est d’ailleurs ouverte dans la muraille gelée des négociations sur la protection de l’Antarctique. Lors de la 46e réunion consultative du Traité sur l’Antarctique, en mai 2024 à Kochi, l’archipel des îles Danger qui abrite la plus grande colonie de Manchots Adélie du monde, a été désigné à l’unanimité Zone Spécialement Protégée de l’Antarctique (ZSPA). Certes on ne parle ici que de 4,48 km². Mais c’est une étape encourageante, soutenue par l’Institut océanographique de Monaco qui a organisé l’expédition Antarctica 2024 vers ces îlots méconnus, avec des scientifiques mais aussi des représentants du monde économique.

Le rêve d'une gouvernance plus agile

Reste que les négociations concernant trois nouveaux projets d’Aires Marines Protégées qui ont été proposés à la négociation au sein de la CCAMLR il y a presque dix ans maintenant sont au point mort. Ensemble, ils permettraient pourtant de créer près de 4 millions de km² de sanctuaire. Une avancée spectaculaire en regard de la promesse faite lors de la COP15 sur la biodiversité de protéger 30% de l’Océan. Mais rien ne bouge. La Chine et la Russie s’y opposent.

L’Antarctique ne mérite-t-il pas mieux que ce statu quo ? Moderniser sa gouvernance, ce n’est pas trahir ses principes fondateurs : c’est au contraire leur redonner tout leur sens dans un monde en pleine mutation. C’est s’assurer que ce continent, symbole de paix, de science et de coopération, demeure une référence mondiale en matière de protection de l’environnement. Car protéger l’Antarctique, ce n’est pas seulement préserver une région éloignée et hostile : c’est agir pour l’ensemble de la planète. C’est défendre un patrimoine commun dont dépend l’équilibre climatique, biologique et océanique global. N’est-il pas temps de repenser les règles de vote et ainsi de redonner toutes ses lettres de noblesse à un très grand Traité qui souffre simplement aujourd’hui d’avoir vieilli ? Pour l’Antarctique, laissons-nous porter par l’utopie. Il faut agir et c’est maintenant.

Découvrez la nouvelle campagne d'engagement de l'institut océanographique de Monaco en faveur des AMP

L’Institut océanographique de Monaco lance une campagne pour sensibiliser à l’importance de l’océan Austral dans la régulation du climat, la préservation de la biodiversité et la santé planétaire.

Cette initiative vise à alerter sur la fragilité de la vie marine, informer sur les Aires Marines Protégées (AMP) et leur rôle essentiel, et encourager le soutien à des politiques comme l’objectif « 30×30 » de l’accord Kunming-Montréal. Porteuse d’espoir, la campagne met en avant des espèces emblématiques et pose une question clé : « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? », tout en vulgarisant l’importance des AMP.

*« L’Accord de Kunming-Montréal » : la COP15 de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) s’est clôturée le 19 décembre 2022 avec l’adoption d’un accord qui vise à enrayer la perte de biodiversité et, à terme, inverser la tendance d’ici à 2030. L’objectif visant à protéger au moins 30% des eaux terrestres et intérieures, ainsi que 30% des zones côtières et marines d’ici à 2030 (dit objectif 30×30), a été adopté avec une forte mobilisation pour que l’Océan ne soit pas sous-représenté dans les années à venir.