Hommes ou requins : qui sont les dents de la mer ?
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Symbole d’une nature sauvage et insoumise, le requin représente la limite de notre domination des mers, cette frontière que certains tiennent absolument à repousser jusque dans les abysses. Dans cette tribune parue en 2013, Robert Calcagno interroge les rapports entre les hommes et les requins.
Tribune de Robert Calcagno, directeur général de l’Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco, parue dans le Huffington Post le 22 janvier 2013.
Une question de réputation
Dans notre culture occidentale, les requins ont toujours hérité des qualificatifs les plus détestables. Détenteurs du statut peu enviable de bouc-émissaires, ils ont été rendus responsables de toutes les difficultés rencontrées par l’homme dans sa conquête du milieu marin. La légende les a faits dévoreurs de naufragés lorsque les premières embarcations ont fait route vers le large, mangeurs de pilotes d’avion lorsque les premières carlingues ont été retrouvées en mer, et même concurrents déloyaux des pêcheurs lorsque les prises s’avéraient insuffisantes.
Aucune accusation ne leur a été épargnée, pas même celle de chasseurs d’hommes. Depuis le film « Les dents de la mer » (1975) , il semble admis que les requins s’adonnent à la traque de baigneurs, surfeurs et autres véliplanchistes jusque sur le bord des plages. Quand un accident survient, il en faut peu alors pour que l’homme, dans un déferlement de haine, ne réclame justice.
Quel animal marin peut aujourd’hui prétendre égaler la couverture médiatique du requin ou jouir d’une réputation aussi détestable ? À aucun moment, pourtant, l’homme ne se remet en cause. Jamais il n’établit de corrélation entre la hausse du nombre d’attaques et le boum des activités nautiques, lequel accroît considérablement la probabilité d’une rencontre entre l’homme et la bête. Car des deux, quel est celui qui envahit le territoire de l’autre ?
Le danger est ailleurs
Symbole d’une nature insoumise, le requin représente la limite de notre domination des mers, cette frontière que certains tiennent absolument à repousser jusque dans les abysses. Alors que les océans sont aujourd’hui appréciés comme l’un des derniers espaces de liberté, revendiqué par les adeptes de sports nautiques et sous-marins, l’homme cherche à y introduire contrôle et maîtrise. Quel sens aurait donc une liberté qui s’exercerait dans un monde policé et aseptisé ?
Focaliser ainsi sur la domination de la nature revient à méconnaître l’origine du danger, car celui-ci vient beaucoup plus de l’intérieur de ces terres que nous pensons contrôler. Alors que les requins tuent moins d’une dizaine de personnes par an dans le monde, l’effondrement de tunnels de sable creusés aux États-Unis causent à eux seuls autant de décès. En France, près de 500 personnes meurent chaque été d’une noyade accidentelle, dont plus de 50 en piscine. Sans parler des risques, incomparablement supérieurs, d’accident sur la route des plages ! En quoi l’éradication totale des requins aurait-elle un effet positif sur ces statistiques ?
Si les requins ont échappé, depuis leur apparition voici près de 400 millions d’années, à toutes les crises d’extinction, survivant par exemple aux dinosaures, l’homme met aujourd’hui un acharnement rare à les faire disparaître. Pêchés spécifiquement, le plus souvent pour leurs ailerons, ou pris dans la grande nasse de la surpêche mondiale, ils sont plus de 50 millions à disparaître chaque année. La plupart des stocks de squales connus ont diminué de 80 à 99 % depuis les débuts de la pêche industrielle, au milieu du XXe siècle. Sans état d’âme, voire avec la satisfaction de se débarrasser de concurrents ou de gêneurs, l’homme réduit les océans à de vastes piscines.
Accepter une mer sauvage
Certaines cultures insulaires auraient pourtant pu nous éclairer. Nourrissant une toute autre relation à la mer, elles respectent les requins comme l’incarnation d’une nature qui donne et reçoit, qui nourrit et tue, sans méchanceté aucune et parfois même avec clairvoyance, pesant les âmes pour sélectionner victimes et miraculés.
L’Occident a préféré de son côté rompre l’harmonie et opter pour l’affrontement. Nous méconnaissons ainsi le rôle déterminant des requins pour maintenir l’équilibre et la vitalité des écosystèmes marins, en contrôlant les étages inférieurs de la pyramide alimentaire et en sélectionnant les proies affaiblies. Localement, la disparition des requins a déjà conduit à des bouleversements notables : multiplication des raies qui ont fait disparaître le gisement de pétoncles centenaire de la côte nord-est des États-Unis ou développement des poulpes qui se sont régalés de langoustes néo-zélandaises. À grande échelle, le trafic intensif de ces animaux nous conduit tête baissée vers l’inconnu. Nous allons certainement vers la domination absolue, mais une domination sur des océans appauvris et stériles.
Notre lutte aveugle contre les requins atteste des faibles leçons de vie retenues jusqu’alors. En souhaitant repousser toujours plus loin les limites du milieu naturel et les derniers grands animaux sauvages, nous refusons toute cohabitation qui ne serait pas basée sur la domination. Accepter la nature revient pourtant à accepter que certains espaces échappent à nos règles et exigences. Au-delà de nous questionner sur les océans, interrogeons-nous sur les hommes que nous voulons être…
N’est-il pas urgent de faire preuve d’altruisme en démontrant que notre liberté sait aussi s’arrêter devant celle d’autres espèces qui, bonnes ou mauvaises, utiles ou inutiles, ont pour caractéristique première de partager notre planète bleue ? C’est au prix de ce changement de posture philosophique que l’humanité pourra trouver équilibre et sérénité.